1 - ALERTE

Samedi 25 juin 1988 - 10 h 10

Cocotte m’attend sur le pas de la porte de l’agence locale du Journal des Deux-Sèvres. L’ayant toujours vue vissée à sa chaise, cette attitude m’étonne : que fait-elle dehors ? Je suis également surpris par la longueur de ses jambes. Superbes ! Comprenez-moi, Annie travaille avec moi depuis quelques mois et je crois bien ne l’avoir jamais vue debout. Elle arrive au journal avant moi et toute la journée elle écrit sur l’ordinateur, répond au téléphone, accueille les visiteurs : au fond, je me la figure plutôt avec quatre bras, tel Shiva, et je n’imaginais pas de telles guiboles. Dans le métier, la secrétaire est toujours appelée Cocotte. Cela peut sembler irrespectueux, mais il n’en est rien, c’est la coutume et l’intention est plutôt affectueuse. D’ailleurs, entre eux, les journalistes locaux s’appellent « Coco », ce qui met à égalité tous les membres de cette sympathique… basse-cour. Notre complicité et notre complémentarité font des envieux dans d’autres bureaux du journal et quelques rumeurs circulent sur notre relation. Elles ne sont pas fondées et nous nous en amusons beaucoup sans que cela ralentisse notre travail : nous sommes une équipe de choc, aucune information locale ne doit nous échapper. Et surtout, nous devons les connaître avant les concurrents : « leur coller un putain de ratage » est un des plaisirs de la profession.

Au milieu de la rue Jean Jaurès, la voie la plus commerçante de Parthenay, Cocotte est toujours très agitée, elle regarde à droite puis à gauche. Elle m’aperçoit débouchant à l’entrée de la rue et se met à sauter sur place en me faisant de grands signes de ses bras soudainement devenus incontrôlables. Instinctivement je hâte le pas. Je réponds au salut de Monsieur Verger en passant devant son étal gourmand de fruits et légumes. Annie me fait comprendre que ce n’est pas le moment de faire ses courses. À portée de voix, elle me dit :

– Simon viens vite, il se passe quelque chose de grave à La Peyratte.

Des passants se retournent, la nouvelle va assurément se répandre dans toute la ville avant que nous ayons le temps de l’imprimer. Je lui réponds :

– C’est pas un mal ! Rien ne s’est passé dans ce secteur depuis l’assassinat du maire de Lhoumois, en 1832, ça fait un sacré bail !

Haussement d’épaules de la collègue. De toute évidence Cocotte apprécie modérément la remarque. Elle poursuit.

– Une jeune fille a disparu, on craint le pire, c’est Jean-Philippe Fournier, le correspondant, qui vient d’appeler.

Fournier n’avait pas l’habitude de raconter n’importe quoi.

– Entrons et raconte-moi tout.

Elle referme rapidement la porte, ce qui, manifestement, contrarie deux mamies arrêtées dans la rue. Elles voulaient sans doute profiter de la fraicheur de l’information sans payer le journal.

– Ana Sánchez Filipiak, âgée de 35 ans, fille de Ma-ria et Michal Filipiak, origine hispanopolonaise, tu connais toute la famille, ne s’est pas présentée hier sur le site de Moulin-Neuf pour la première représentation de théâtre. Sa mère ne l’a pas revue depuis jeudi. Pourtant ce jour-là, Ana a bien participé à la répétition générale et tout paraissait normal. Hélène ne t’a rien dit ?

– Du calme Cocotte, reprenons tout depuis le début. Le village de La Peyratte, commune de 1200 habitants, prépare un spectacle de plein air au lieu-dit Moulin Neuf, « Le Roman de Renart ». La répétition générale s’est déroulée comme prévu jeudi dernier, à 21 h. Ma femme Hélène qui fait partie de la troupe constituée d’une bonne centaine d’acteurs et bénévoles m’a dit que la soirée avait été « fabuleuse ». Hier soir, vendredi, je n’ai pas pu assister à la première représentation, car je devais couvrir l’accident mortel survenu en fin d’après-midi à Vasles, une commune voisine. Mon épouse m’a dit que tout s’était bien passé à La Peyratte, la foule des grands jours, les tribunes pleines à craquer, un spectacle très tonique, comme toute première où chacun se jette dans l’arène avec l’inconscience du débutant. Elle a ajouté que les musiciens professionnels avaient été particulièrement appréciés ainsi que les maquillages d’animaux, très précis et réalistes. Mais sacré bon sang, elle ne m’a jamais précisé qu’Ana était absente. Pourquoi ? Je fonce à La Peyratte.